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L'HOMME À L'OREILLE CASSÉE
gar Edmond About
(1862)
Table des matières
À MADAME LA COMTESSE DE NAJAC.
I -- Où l'on tue le veau gras pour fêter le retour d'un enfant
économe.
II -- Déballage aux flambeaux.
III -- Le crime du savant professeur Meiser.
IV -- La victime.
V -- Rêves d'amour et autre.
VI -- Un caprice de jeune fille.
VII -- Testament du professeur Meiser en faveur du colonel
desséché.
VIII -- Comment Nicolas Meiser, neveu de Jean Meiser, avait
exécuté le testament de son oncle.
IX -- Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.
X -- Alléluia!
XI -- Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui
paraîtront anciennes à mes lecteurs.
XII -- Le premier repas du convalescent.
XIII -- Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même.
XIV -- Le jeu de l'amour et de l'espadon.
XV -- Où l'on verra qu'il n'y a pas loin du Capitole à la roche
Tarpéienne.
XVI -- Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S.M. l'Empereur
des Français.
XVII -- Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig,
reçoit une visite qu'il ne désirait point.
XVIII -- Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le
gêne.
XIX -- Il demande et accorde la main de Clémentine.
XX -- Un coup de foudre dans un ciel pur.
À MADAME LA COMTESSE DE NAJAC.
Ce petit livre est éclos sous votre aile.
Oh! le bon temps et là bonne amitié!
Jours bien remplis, et trop courts de moitié!
Décidément, votre Bretagne est belle.
Je l'ai revue en imprimant Fougas:
Les souvenirs s'envolaient de mon page
Comme pinsons échappés de leurs cages;
Je repensais, je ne relisais pas.
Que l'Océan avait grande tournure!
Que le soleil faisait bonne figure,
En blanc bonnet, pleurnichant et moqueur!
Qui me rendra ces heures envolées,
Ces gais propos, ces crêpes rissolées,
Ces tours de valse, et cette paix du coeur?
E. A.
Paris, 3 novembre 1861.
I -- Où l'on tue le veau gras pour fêter le retour d'un enfant
économe.
Le 18 mai 1859, Mr Renault, ancien professeur, de physique et de
chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleau et membre du
conseil municipal de cette aimable petite ville, porta lui-même à
la poste la lettre suivante:
«À monsieur Léon Renault, ingénieur civil, bureau restant,
Berlin, Prusse.
«Mon cher enfant,
«Les bonnes nouvelles que tu as datées de Saint-Pétersbourg nous
ont causé la plus douce joie. Ta pauvre mère était souffrante
depuis l'hiver; je ne t'en avais pas parlé de peur de t'inquiéter
à cette distance. Moi-même je n'étais guère vaillant; il y avait
encore une troisième personne (tu devineras son nom si tu peux)
qui languissait de ne pas te voir. Mais rassure-toi, mon cher
Léon: nous renaissons à qui mieux mieux depuis que la date de ton
retour est à peu près fixée. Nous commençons à croire que les
mines de l'Oural ne dévoreront pas celui qui nous est plus cher
que tout au monde. Dieu soit loué! Cette fortune si honorable et
si rapide ne t'aura pas coûté la vie, ni même la santé, s'il est
vrai que tu aies pris de l'embonpoint dans le désert, comme tu
nous l'assures. Nous ne mourrons pas sans avoir embrassé notre
fils! Tant pis pour toi si tu n'as pas terminé là-bas toutes tes
affaires: nous sommes trois qui avons juré que tu n'y
retournerais plus. L'obéissance ne te sera pas difficile, car tu
seras heureux au milieu de nous. C'est du moins l'opinion de
Clémentine... j'ai oublié que je m'étais promis de ne pas la
nommer! Maître Bonnivet, notre excellent voisin, ne s'est pas
contenté de placer tes capitaux sur bonne hypothèque; il a rédigé
dans ses moments perdus un petit acte fort touchant, qui n'attend
plus que ta signature. Notre digne maire a commandé à ton
intention une écharpe neuve qui vient d'arriver de Paris. C'est
toi qui en auras l'étrenne. Ton appartement, qui sera bientôt
votre appartement, est à la hauteur de ta fortune présente. Tu
demeures... mais la maison a tellement changé depuis trois ans,
que mes descriptions seraient lettre close pour toi. C'est Mr
Audret, l'architecte du château impérial, qui a dirigé les
travaux. Il a voulu absolument me construire un laboratoire digne
de Thénard ou de Desprez. J'ai eu beau protester et dire que je
n'étais plus bon à rien, puisque mon célèbre mémoire sur la
_Condensation des gaz_ en est toujours au chapitre IV, comme ta
mère était de complicité avec ce vieux scélérat d'ami, il se
trouve que la Science a désormais un temple chez nous. Une vraie
boutique à sorcier, suivant l'expression pittoresque de ta vieille
Gothon. Rien n'y manque, pas même une machine à vapeur de quatre
chevaux: qu'en ferai-je? hélas! Je compte bien cependant que
ces dépenses ne seront pas perdues pour tout le monde. Tu ne vas
pas t'endormir sur tes lauriers. Ah! si j'avais eu ton bien
lorsque j'avais ton âge! J'aurais consacré mes jours à la science
pure, au lieu d'en perdre la meilleure partie avec ces pauvres
petits jeunes gens qui ne profitaient de ma classe que pour lire
Mr Paul de Kock! J'aurais été ambitieux! J'aurais voulu attacher
mon nom à la découverte de quelque loi bien générale, ou tout au
moins à la construction de quelque instrument bien utile. Il est
trop tard aujourd'hui; mes yeux sont fatigués et le cerveau lui-
même refuse le travail. À ton tour, mon garçon! Tu n'as pas
vingt-six ans, les mines de l'Oural t'ont donné de quoi vivre à
l'aise, tu n'as plus besoin de rien pour toi-même, le moment est
venu de travailler pour le genre humain. C'est le plus vif désir
et la plus chère espérance de ton vieux bonhomme de père qui
t'aime et qui t'attend les bras ouverts.
«J. RENAULT.
«P. S. Par mes calculs, cette lettre doit arriver à Berlin deux
ou trois jours avant toi. Tu auras déjà appris par les journaux du
7 courant la mort de l'illustre Mr de Humboldt. C'est un deuil
pour la science et pour l'humanité. J'ai eu l'honneur d'écrire à
ce grand homme plusieurs fois en ma vie, et il a daigné me
répondre une lettre que je conserve pieusement. Si tu avais
l'occasion d'acheter quelque souvenir de sa personne, quelque
manuscrit de sa main, quelque fragment de ses collections, tu me
ferais un véritable plaisir.»
Un mois après le départ de cette lettre, le fils tant désiré
rentra dans la maison paternelle. Mr et Mme Renault, qui vinrent
le chercher à la gare, le trouvèrent grandi, grossi et embelli de
tout point. À dire vrai, ce n'était pas un garçon remarquable,
mais une bonne et sympathique figure. Léon Renault représentait un
homme moyen, blond, rondelet et bien pris. Ses grands yeux bleus,
sa voix douce et sa barbe soyeuse indiquaient une nature plus
délicate que puissante. Un cou très blanc, très rond et presque
féminin, tranchait singulièrement avec son visage roussi par le
hâle. Ses dents étaient belles, très mignonnes, un peu rentrantes,
nullement aiguës. Lorsqu'il ôta ses gants, il découvrit deux
petites mains carrées, assez fermes, assez douces, ni chaudes, ni
froides, ni sèches ni humides, mais agréables au toucher et
soignées dans la perfection.
Tel qu'il était, son père et sa mère ne l'auraient pas échangé
contre l'Apollon du Belvédère. On l'embrassa, Dieu sait! en
l'accablant de mille questions auxquelles il oubliait de répondre.
Quelques vieux amis de la maison, un médecin, un architecte, un
notaire étaient accourus à la gare avec les bons parents: chacun
d'eux eut son tour, chacun lui donna l'accolade, chacun lui
demanda s'il se portait bien, s'il avait fait bon voyage? Il
écouta patiemment et même avec joie cette mélodie banale dont les
paroles ne signifiaient pas grand-chose, mais dont la musique
allait au coeur, parce qu'elle venait du coeur.
On était là depuis un bon quart d'heure, et le train avait repris
sa course en sifflant, et les omnibus des divers hôtels s'étaient
lancés l'un après l'autre au grand trot dans l'avenue qui conduit
à la ville; et le soleil de juin ne se lassait pas d'éclairer cet
heureux groupe de braves gens. Mais Mme Renault s'écria tout à
coup que le pauvre enfant devait mourir de faim, et qu'il y avait
de la barbarie à retarder si longtemps l'heure de son dîner. Il
eut beau protester qu'il avait déjeuné à Paris et que la faim
parlait moins haut que la joie: toute la compagnie se jeta dans
deux grandes calèches de louage, le fils à côté de la mère, le
père en face, comme s'il ne pouvait rassasier ses yeux de la vue
de ce cher fils. Une charrette venait derrière avec les malles,
les grandes caisses longues et carrées et tout le bagage du
voyageur. À l'entrée de la ville, les cochers firent claquer leur
fouet, le charretier suivit l'exemple, et ce joyeux tapage attira
les habitants sur leurs portes et anima un instant la tranquillité
des rues. Mme Renault promenait ses regards à droite et à gauche,
cherchant des témoins à son triomphe et saluant avec la plus
cordiale amitié des gens qu'elle connaissait à peine. Plus d'une
mère la salua aussi, sans presque la connaître, car il n'y a pas
de mère indifférente à ces bonheurs-là, et d'ailleurs la famille
de Léon était aimée de tout le monde! Et les voisins s'abordaient
en disant avec une joie exempte de jalousie:
-- C'est le fils Renault, qui a travaillé trois ans dans les mines
de Russie et qui vient partager sa fortune avec ses vieux
parents!
Léon aperçut aussi quelques visages de connaissance, mais non tout
ceux qu'il souhaitait de revoir. Car il se pencha un instant à
l'oreille de sa mère en disant:
-- Et Clémentine?
Cette parole fut prononcée si bas et de si près que Mr Renault
lui-même ne put connaître si c'était une parole ou un baiser. La
bonne dame sourit tendrement et répondit un seul mot:
-- Patience!
Comme